Madrid (ESP), autodrome de Jarama, dimanche 1er juin 1980

A main gauche, la stature napoléonienne du Président Jean-Marie Balestre, incarnant la FISA, la Fédération internationale des sports automobiles. A main droite, le profil plus modeste, il est vrai, de Bernie Ecclestone, discret et mystérieux manager de la FOCA, l’Association des constructeurs de F1.  Tout sépare ces deux hommes. La vision, la mission, la langue, culture. L’ambition peut être pas. En F1, en 1980, il faut choisir son camp. C’est FISA ou FOCA. Ce dimanche 1er juin, sur le circuit de Jarama proche de Madrid, la perfide Albion va une nouvelle fois défier la Fleur de Lys. Au Pays de la Blanche Castille, ça ne s’invente pas. L’Histoire n’en finit pas de se répéter.

Dans la tranchée FISA, les légalistes. Ferrari, Alfa Roméo, Renault. En face, les « rebelles » de Brabham, Mc Laren, Tyrrell, Ligier, Williams, Arrows, Lotus et leurs satellites. Au milieu, pris entre les deux feux, des petits suisses, armés de leur seul savoir-faire horloger. Ils sont là, témoins malgré eux et acteurs, pour  tenter d’y faire triompher la mise au point de nouveaux capteurs à embarquer, capables d’identifier automatiquement le passage des voitures sur la ligne d’arrivée. L’avancée technologique est bien réelle.

Dans le box de Renault Sport, le chonométreur Jean-Pierre Spori, accroche un émetteur au châssis de la monoplace.

Au circuit, une guerre ouverte, bien réelle elle aussi, prend chaque jour plus d’ampleur, au grand ravissement quasi général des journalistes présents. Le jour de l’affrontement final a lieu le dimanche 1er juin, à 14h00, lorsque le départ du GP d’Espagne est donné pour les bolides de la FOCA et eux seuls, alors que les monoplaces rouges de Ferrari et celles du clan légalistes sont chargées dans les camions. La scission est consommée. Sur la piste, les commissaires, divisés eux aussi sur la question, ont pour moitié quitté le circuit. Une course tronquée et une sécurité entamée elle aussi, un poste sur deux est occupé autour du circuit!

Dilemme pour les chronométreurs, pris entre chien et réverbère. Pour avancer leurs pions, ils devraient choisir un camp. Or, choisir c’est renoncer. C’est oublier que dans les veines horlogères coulent un sang bien helvétique, neutre, rompu aux bons offices et aux compromis. C’est donc aux deux camps que Longines va s’adresser.

Régie de chronométrage décentralisée dans un utilitaire, où l’on y teste les nouveaux émetteurs. De g. à dr. Pierre Zurcher, Pierre-Alain Régli et Serge Carnal.

Le Roi c’est moi !

A Paris, Place de la Concorde, en décembre de la même année, a lieu la traditionnelle remise des trophées de la FIA. Devant un parterre de quelques centaines d’invités, le président Ballestre parle. Le verbe est haut, les manches volent. Ce soir-là, les chronométreurs-diplomates suisses sont présents et projettent de bavarder quelques instants avec le Président, pour y  négocier un contrat d’exclusivité.

Sur scène, à une roue derrière l’orateur, une traductrice tétanisée par le personnage, tente de décoder le royal message à l’attention des nombreux anglo-saxons présents. Du haut de la galerie, un technicien suit les débats avec son projecteur, passant alternativement de l’orateur à la traductrice. Tout à coup, excédé, le Président pointe son doigt vers le projectionniste, en lui ordonnant de cesser immédiatement son va et vient lumineux, lui signifiant d’orienter le faisceau sur son unique personne. Et d’ajouter, grandiloquent : « Ici, la Star c’est moi! » Ce soir-là, pour un aparté avec « Dieu », faudra repasser !

Londres, quelques semaines plus tard. Même démarche, mais dans le camp ‘d’en face’. L’opération commence mal. Les mêmes diplomates-chronométreurs sont à l’heure, mais … pas au bon endroit. Ils sont au domicile, pas au bureau du Boss ! Quelques minutes plus tard, à la bonne adresse cette fois, c’est un accueil très amusé d’Ecclestone himself, mis au courant de cette erreur de pilotage.

Contraste. Pas de projecteur. Ici, la star ce n’est pas lui, mais bien ses hôtes horlogers! Quelques minutes suffisent pour leur signifier que tout sera fait avec son best endeavour, (sic)  pour que le projet « emetteurs » soit reconnu et officiellement décrété procédé unique de chronométrage en Formule 1.

Victoire !

L’option FOCA s’est avérée la bonne. Et cerise sur le gâteau, comme tous les conflits du monde, celui de la FISA vs FOCA se conclut par un accord. Ferrari, Renault, Alfa Romeo sont de retour sur les grilles de départ. La suite? Pendant une décennie, Longines sera le chronométreur officiel de toutes les épreuves de F1, puis successivement de Ferrari, de Renault, du championnat du monde des  voitures prototypes.

Le 7 octobre 1990, sur le circuit des frères Rodriguez à Mexico-City, la Mercedès-Benz C 11, pilotée par Jochen Maas et Michael Schumacher, remporte l’ultime GP de la saison des prototypes. C’est un Suisse, Peter Sauber, chef d’écurie, qui est champion du monde. Les 200’000 spectateurs présents autour du circuit se lèvent pour le drapeau et l’hymne national suisse. Vraie émotion pour les quatre helvètes, au garde-à-vous dans la cabine de chronométrage !